L'insaisissable idéal, de Prosper Blanchemain.
L'insaisissable idéal.
Recueil : Les poésies et sonnets (1868)
Lorsque l'idée afflue et monte Dans mon cerveau qu'elle ravit,
Si je pouvais, comme la fonte
Que l'on jette au moule et qui vit,
La couler dans sa pure forme,
Dans sa grâce ou dans son ampleur,
Plus forte qu'un colosse énorme,
Plus délicate qu'une fleur,
Oh ! j'aurais une poésie
À tenir le monde enchanté,
Belle comme la fantaisie,
Grande comme l'éternité !
Mais quand il faut que je modèle,
Dans un langage glacial.
L'image toujours infidèle
De l'insaisissable idéal ;
Pensée ! archange de lumière,
Étoile au radieux sillon,
Plus fragile que la poussière
Sur les ailes du papillon,
Quand il faut que je te saisisse,
Quand il faut que d'un doigt grossier
Je t'enchaîne et je t'assouplisse
Dans mon vers aux mailles d'acier,
Je sens que je suis sacrilège,
Que je mets en captivité
Celle dont le saint privilège
Est l'espace et la liberté.
Je sens que j'arrache au bocage
Le rossignol mélodieux,
Pour l'enfermer dans une cage,
Sans fleurs, sans ailes et sans yeux.
Si dans la prison douloureuse
Il jette encore un chant furtif,
Ce n'est plus une hymne amoureuse ;
Mais c'est la plainte d'un captif.
Ainsi, mes rimes cadencées
Ne sont plus que le cri moqueur,
L'écho désolé des pensées
Qui chantaient si bien dans mon cœur.
Hélas ! hélas ! tout ce que j'aime,
Tout ce qu'en moi je sens frémir,
Doit-il mourir avec moi-même
Et sous terre avec moi dormir ?
Prosper Blanchemain (1816-1879)