La fidélité anticipée, de Charles de Pomairols.
La fidélité anticipée.
Recueil : Les rêves et sentiments (1880)
Jeune homme, ce besoin d'aimer Qui tourmente ta solitude,
Tu ne dois pas le consumer
Dans les hasards d'un vain prélude.
Ne te laisse pas émouvoir ;
Garde-toi, d'un cœur simple et ferme,
Pour l'avenir qu'il faut prévoir :
N'y sème pas un mauvais germe.
Cet avenir, c'est le front blanc
D'une timide fiancée,
C'est son cœur pour toi se troublant,
C'est sa main naïve pressée.
Elle existe, penses-y bien,
En quelque endroit du vaste monde,
Celle qui tresse un doux lien
Fixant ta course vagabonde.
Tu l'aimeras, penses-y donc :
Veux-tu, quand tu viendras près d'elle,
Lui demander d'abord pardon
D'être par avance infidèle ?
Songe au trésor de l'unité,
Au calme heureux près de la même,
Quand on se dit : J'ai mérité.
Celle que j'adore et qui m'aime.
Crains ces froids partages du cœur,
Où se battent deux amours frères,
La triste lutte sans vainqueur,
Le tourment des devoirs contraires.
Si tu voyais dans le malheur
Une femme, une amante ancienne,
Ta vie exempte de douleur
Te ferait rougir de la sienne,
Et tu lui rendrais en pitié,
Reste d'affection qui vibre,
De ton âme non la moitié,
Mais une part qui n'est plus libre ;
Et cet émoi, juste pourtant,
Ne pourrait se faire connaître,
Tu devrais, en le regrettant,
Lui défendre même de naître.
Ne pouvant pleurer sur les morts
Et ne les perdant pas sans trouble,
Tu serais suivi du remords
Dans tous les plis de ton cœur double.
Que le premier de tes amours
Puisse vivre autant que toi-même !
L'homme n'est heureux que s'il aime
Une seule fois pour toujours.
Charles de Pomairols (1843-1916).